Presses Universitaires de Rennes: Le livre des chuchotements, parfums et souvenirs arméniens dans la littérature roumaine contemporaine.

Parfums et souvenirs arméniens dans la littérature roumaine contemporaine. Le Livre des chuchotements (2009) de Varujan Vosganian

Diana Mistreanu

TEXTE INTÉGRAL

« Je ne mourrai pas, je vivrai, et je raconterai… »
Le livre des Psaumes, 118 : 17.

1La commémoration du centenaire du génocide des Arméniens lors du Festival international de littérature de Berlin, en avril 2015, comprendra la lecture de fragments du Livre des chuchotements, traduits en vingt langues. Cette initiative est soutenue par des gens de lettres tels que Mario Vargas Llosa, Orhan Pamuk, Noam Chomsky, Herta Müller, Norman Manea ou Elif Shafak. Pour autant, les auditeurs qui ne sont pas d’origine roumaine ou arménienne auront raison de se demander : qui en est l’auteur ? Qu’est-ce qui justifie le choix de ce livre lors d’un événement d’une telle envergure ? Et quel est le rapport entre l’une des œuvres qui a fait la recette des librairies roumaines après sa parution, en 2009, et le sort tragique des Arméniens de l’Empire ottoman à la fin du XIXe et au premier quart du XXe siècle ? C’est à ces questions que nous essayerons, nous aussi, de répondre dans cet article, en ayant comme fil conducteur les représentations du génocide dans le texte littéraire.

  • 1 Le gouvernement Brătianu est un conseil de ministres qui ont gouverné la Roumanie entre le 19 janv (…)
  • 2 V. Vosganian, Le Livre des chuchotements, Genève, Éditions des Syrtes, 2013, trad. du roumain par (…)
  • 3 M. Weinstock, « Le Livre des chuchotements. Varujan Vosganian. Éditions des Syrtes », document con (…)
  • 4 « Varujan Vosganian, dublu laureat al premiilor revistei spaniole Niram Art », document consulté e (…)
  • 5 A. Shilon, « Carteașoaptelor, un strigăt al suferinței », document consulté en ligne sur [http:// (…)

2Esquissons d’abord le portrait de l’auteur. Varujan Vosganian, né en 1958 à Craiova, est un homme politique roumain, sénateur, ancien ministre de l’Économie (2007-2008, 2012-2013) et président de l’Union des Arméniens de Roumanie, qu’il a fondée en 1990. Il fait partie des descendants de la génération qui, au lendemain du génocide, ayant pris la voie de l’errance et de l’exil, s’établirent dans le port de Constanța, au bord de la mer Noire, avec « l’approbation du gouvernement Brătianu1, premier gouvernement au monde disposé à reconnaître l’existence de citoyens d’un État qui ne se trouve sur aucune carte2 ». Ces dernières années, Vosganian s’est fait remarquer aussi sur la scène littéraire, tout d’abord en tant que poète, grâce à quatre recueils – Le Chaman bleu (1994), La statue du Commandeur (1994), L’Œil blanc de la reine (2001), et Jésus à mille bras(2004) – et ensuite comme prosateur, ou « conteur, à la manière d’Albert Cohen3 », avec un volume de prose d’inspiration autobiographique, Le Livre des chuchotements (2009), et un recueil de récits, Le Jeu des cent feuilles et autres récits (2013). Ceci dit, le texte qui fait l’objet de notre étude, couronné par des prix littéraires prestigieux – dont Le Livre de l’année 2009, accordé par la revue La Roumanie littéraire, et le prix de la revue espagnole Niram Art4 – est un des chefs-d’œuvre de la littérature roumaine post-communiste. Divisé en douze chapitres, c’est un livre portant sur les Arméniens et les mettant en scène mais qui, par la représentation de leur souffrance, dépasse le cadre d’une fresque sociale ou historique d’un seul peuple ou d’une seule époque et acquiert un caractère universel, qui concerne tous les êtres humains et qui les détermine à s’interroger sur « les leçons que nous donne l’Histoire5 ».

  • 6 S. Selian, Schiță istorică a comunităților armene din România, București, Editura Ararat, 1999, p. (…)
  • 7 V. Vosganian, op. cit.,p. 64.
  • 8 Ibid., p. 64-65.
  • 9 E. Shafak, Lait noir, Paris, Éditions Phébus, 2009, trad. du turc par Valérie Gay-Aksoy.

3L’œuvre commence dans les années 1960 à Focșani, une petite ville dans le sud de la région de Moldavie, où la présence de la communauté arménienne, originaire de Crimée, d’où elle fut chassée par les Perses, remonte au Moyen Âge, ayant formé la première bourgeoisie des villes moldaves6. Le narrateur est un enfant-adulte, différent de tous les autres puisqu’il porte en lui les vies, les chagrins, les errances et les histoires de tous les siens, dont il deviendra le porte-parole : « Presque tous les gens au milieu desquels j’ai passé mon enfance étaient âgés. “Que cherche cet enfant parmi nous ?” demandait en riant Archag, le sonneur de cloches. “Laisse-le, disait grand-père Garabet. Ce n’est pas un enfant comme les autres. C’est un enfant adulte7.” » Le personnage continue, en s’adressant, cette fois-ci, à son petit-fils, qu’il avait pris par la main en entrant dans l’église : « Jésus […] est un enfant sans enfance, qui est né grand déjà. […] Toi, tu es vieux à cause de nos jours à nous. Ce que nous avons vécu nous et les nôtres s’ajoute à toi. Par gerbes entières8… » Et, tout comme le Christ a assumé tous les péchés du monde, l’enfant assume les histoires des siens, qui ont été condamnés à jamais au silence. Il est donc investi par ses aïeux d’une mission rédemptrice, à savoir celle de la réhabilitation symbolique de son peuple, qui s’accomplira après la rédaction du Livre des chuchotements, tâche que lui donne son grand-père paternel, Garabet. Par conséquent, l’acte scriptural devient un devoir moral et spirituel que l’enfant doit réaliser pour la mémoire de son peuple. Ainsi, à l’instar d’Elif Shafak, qui transforme son « lait noir9 » en encre, Vosganian transmute le sang versé par les Arméniens en littérature. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard qu’il porte le nom de Daniel Varujan – le poète torturé et tué par les Jeunes Turcs en août 1915 – puisqu’il devra mener à bien le chant d’espoir que le premier, dont la tragique fin est évoquée dans le texte, avait commencé.

  • 10 V. Vosganian, op. cit.,p. 192.
  • 11 Loc. cit.
  • 12 Ibid., p. 15.
  • 13 Loc. cit.

4Cette mise en abyme, à savoir l’image du livre qui est en train de s’écrire, donne lieu à des réflexions sur le rôle du narrateur et sur ceux des personnages. Ainsi, le narrateur explique : « Dans Le livre des chuchotements, je me suis réservé la place que doit habituellement occuper un conteur, celle d’une présence fortuite. Je ne suis pas un personnage duLivre des Chuchotements et, même sans moi, les choses se seraient passées pareillement10. » Pareillement, certes, mais qui les aurait racontées ? La fausse modestie du narrateur est vite dévoilée : « Ou bien peut-être ma vocation d’être le conteur, c’est-à-dire le premier lecteur, me fut-elle accordée par les quatre mages, ceux de la lumière, de l’ombre, de l’air et du temps11 » Investi donc par les mages, dont la mention renforce la comparaison avec le Christ, l’acte scriptural se transforme aussi en un rituel de résilience ; comme dans un matras d’alchimiste, l’écriture arrive alors à « se nourrir des péchés et des erreurs du monde12 » afin de guérir les plaies que celles-ci ont provoquées, tandis que le narrateur devient « une sorte de scribe13 » à qui il incombe de corriger le passé. Il est, en effet, un poeta vates à rebours, à savoir un poète, au sens large du terme, à qui les dieux ont donné le pouvoir de connaître et de coucher par écrit non pas le futur, mais le passé.

  • 14 Ibid., p. 40.

5Ce passé, tout comme les péchés et les erreurs du monde, abonde dans les récits que le narrateur entend dans son enfance, où les histoires des rescapés, des convois qui prennent la route des déserts de Mésopotamie et des crimes cruels restés impunis remplacent les contes de fées censés bercer les premières années de sa vie. Cela fait que Le livre des chuchotements peut être lu comme une chronique familiale, puisque parmi les victimes évoquées on retrouve de nombreux membres de la famille du narrateur, des « moines, princes, commerçants, lettrés et bergers, errant sans trêve au profil émacié par le vent qui soufflait des temps affrontés de face14 ». À l’instar des fractales, leurs portraits se multiplient à jamais et leur généalogie se perd dans la nuit des temps.

6Le premier mentionné est son arrière-grand-père maternel, David Melikian, un descendant du prince d’Ourmia. Il était un homme instruit : poète, calligraphe et, en avril 1915, chef de la localité d’Erzeroum. Sa fin est décrite en quelques lignes, brièvement, telle qu’elle eut lieu, sans détails, suggérant qu’il n’y a rien à ajouter :

  • 15 Ibid., p. 18.

« À leur arrivée au printemps de 1915, les janissaires le firent entrer dans une maison dont il avait à peine commencé à élever les murs d’enceinte et ils le tuèrent en le frappant à coups de pierres. Ainsi périrent d’autres chefs arméniens en d’autres endroits. Il semble que cela soit la raison pour laquelle mes grands-parents n’évoquaient pas tant le ciel que le toit, quand ils nommaient les horizons du monde. Rien n’est pire qu’une maison n’ayant pas de toiture. C’est par là que la mort arrive15. »

7Cette mort par lapidation s’ajoute à d’autres morts, innombrables, dont la description rappelle parfois les techniques narratives de l’hagiographie médiévale, les personnages représentés ayant des traits symboliques à valeur exemplaire. Tel est le cas de l’histoire de Maro, la tante du narrateur qui, poursuivie par les janissaires, se jette du haut de la falaise dans les eaux troubles de l’Euphrate, préférant, tout comme les jeunes chrétiennes vierges, rendre son âme au lieu de laisser les païens – en l’occurrence, les Turcs – profaner son corps.

  • 16 Ibid., p. 219.
  • 17 Ibid., p. 231.

8En revanche, lorsqu’il ne s’agit pas des ancêtres directs du conteur, différents épisodes du génocide sont représentés par le biais d’images visuelles percutantes, un mélange d’éléments naturalistes et de force chromatique, notamment dans les chapitres vii et viii qui sont, par conséquent, les chapitres les plus chargés de tension dramatique. Celle-ci découle, par exemple, des descriptions de la torture des femmes, qui est toujours plus dégradante que celle des hommes : « Les premières femmes arrivées à Meskene, Rakka et Deir-ez-Zor […] ont été les cadavres qui flottaient sur l’Euphrate. Pendant tout le mois de juin 1915, l’Euphrate était rempli de cadavres gonflés d’eau, de têtes, de mains et de pieds, pêle-mêle. Les eaux du fleuve étaient rougies, cette vision vous faisait penser que la mort venait de naître à ce moment-là16. » Sur le fleuve devenu tombeau, ce n’est plus l’eau qui coule, mais le sang et la chair des Arméniennes. L’Euphrate semble ainsi porter un cadavre féminin gigantesque, anonyme, pulvérisé, réduit en pièces. Les enfants ne sont pas non plus épargnés : ils forment aussi d’immenses convois emmenés dans le désert vers Deir-ez-Zor, peu étant les innocents qui échappent au massacre. Couverts de plaies sanguinolentes et remplis de vers, frappés par les cavaliers à coups de bâtons, les plus faibles d’entre eux sont mangés parfois encore vivants par les corbeaux. Les autres déportés doivent participer à un rituel macabre d’initiation, car il s’agit d’une initiation à la mort, en parcourant ce que l’auteur appelle « les sept cercles de l’enfer17 », désignés par des toponymes – Mamoura, Islahiye, Bab, Meskene, Dipsi, Rakka et, enfin, Deir-ez-Zor – étendus sur une distance de plus de trois cents kilomètres. Cette image rappelle l’Enfer de Dante, à la différence qu’ici, les tortures sont absurdes parce qu’elles ne sont ni justifiées, ni méritées. Leur description est, peut-être, une dernière bataille menée contre l’oubli, un essai d’arracher des centaines de milliers de victimes de l’anonymat, une prière silencieuse pour les âmes des défunts.

9Une autre manière de représenter les victimes du génocide est l’ekphrasisphotographique, à savoir la description d’anciennes photographies de famille et d’archive. Le narrateur raconte en avoir trouvé dans toutes les maisons des vieux Arméniens qui, à la veille de la Grande Guerre, tenaient coûte que coûte à se faire photographier :

  • 18 Ibid., p. 39.

« C’était leur façon à eux de rester ensemble, car peu de temps après les familles furent décimées et elles essaimèrent aux quatre vents. Ainsi, même si beaucoup ont péri, déconcertés et avec tellement d’humilité qu’aujourd’hui encore personne n’a retrouvé la trace de leurs dépouilles, leurs visages sont restés figés sur les cartons sépia décolorés sur les bords. Désireux de rappeler à tout prix qu’ils avaient existé. Pressentant ce qui allait leur arriver18. »

  • 19 Ibid., p. 122.
  • 20 S. Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2008, trad. de l’anglais par Ph (…)
  • 21 Ibid.

10Effectivement, ces documents témoignent de leur passage sur cette terre et assurent la transmission de leur mémoire de génération en génération. De plus, ils fonctionnent aussi comme une sorte d’assurance-vie, puisque si la personne revenait, la photo était remise et l’homme reprenait sa place parmi les vivants, mais si elle ne revenait pas, la photographie la rappelait aux siens19. En effet, le livre est accompagné d’un album qui contient quelques-unes des photographies mentionnées à l’intérieur de ses couvertures. Ce complément iconographique s’ajoute au récit par souci d’authenticité. Il sert de ce que Susan Sontag appelle une « pièce à conviction20 », puisque, comme elle l’explique, « ce dont nous entendons parler mais dont nous doutons nous paraît certain une fois qu’on nous en a montré une photographie […] qui passe pour une preuve irrécusable qu’un événement donné s’est bien produit21 ». L’album joue ainsi le rôle du contrepoids à la subjectivité de la narration, dont la source principale est la mémoire fragile d’un enfant. Mais les ekphraseis remplissent aussi une fonction utilitaire, à savoir celle de l’incrimination. C’est le cas, par exemple, des photos d’enfants faites par des voyageurs étrangers qui avaient réussi à s’approcher du convoi des Arméniens en route vers le désert. Leur description peut choquer, mais elles constituent peut-être la preuve la plus significative contre les bourreaux. Les êtres représentés sur ces photos

  • 22 V. Vosganian, op. cit.,p. 250-251.

« sont squelettiques, le corps est ratatiné, le ventre creux, les côtes surgissent comme des arcs d’acier par-dessus cette cavité, les bras et les jambes sont minces et secs comme des branches, les têtes d’une taille disproportionnée, comme les orbites, d’où les yeux ressortent ou bien sont enfoncés au fond de la tête. […] Dans leurs yeux il n’y a pas de haine, ils ont vécu trop peu pour comprendre et condamner. Il n’y a pas non plus de prière, car ils ont oublié ce qu’était la faim, il n’y a pas de tristesse, car ils n’ont pas vécu les joies de l’enfance, il n’y a pas d’oubli, car ils n’ont pas de souvenirs. Dans leurs yeux il y a le néant. Le néant, cette lucarne entrouverte sur l’autre monde22 ».

  • 23 M. Proust, À la recherche du temps perdu,éd. sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, (…)
  • 24 L’écrivain d’expression serbo-croate Danilo Kiš (Subotica, 1935-Paris, 1989) considérait quelquesu (…)
  • 25 V. Vosganian, op. cit.,p. 23.

11La liste des noms de ceux qui sont partis pour l’autre monde, la multitude de leurs histoires, ainsi que la collection de leurs photos transforme cette œuvre en un livre-cimetière, ce qui n’est pas sans rappeler la célèbre citation de Proust, « le livre est un grand cimetière où, sur la plupart des tombes, on ne peut plus lire les noms effacés23 ». À l’instar de l’écrivain yougoslave Danilo Kiš24, Vosganian construit des tombes de mots pour les morts anonymes de son peuple, dont les vivants sont dépourvus du privilège de les pleurer sur les terres où ils sont nés, ces terres qui les ont engloutis comme un tourbillon dans les cercles de la mort. Il n’empêche, les rescapés portent leurs tombeaux symboliques sur leurs épaules et les déposent là où leur errance prend fin, pour y bâtir des maisons25.

  • 26 Ibid., p. 7.

12Et, tout comme leurs tombes servent de fondation aux maisons que les Arméniens se construisent sur des terres étrangères, leur existence, quelque brève qu’elle ait été, représente le point de départ de la vie des successeurs, auxquels ils semblent attachés par un lien inextricable, une corde de sang, de larmes et de lumière. De plus, leur souvenir renforce, en dépit du temps et de l’espace, les chaînes identitaires qui existent entre les vivants – puisque la diaspora arménienne, quoique répandue aujourd’hui aux quatre coins du monde, pleure les mêmes morts, fait qui est mentionné dans la citation mise en exergue du livre : « Ce qui nous différencie, ce n’est pas ce que nous sommes, ce sont les morts que nous pleurons26. » Parfois c’est grâce à ceux qu’on pleure que les rescapés du génocide réussissent à se rencontrer. Par exemple, lorsque le grand-père du narrateur réussit à trouver sa sœur, Satenig, dans une institution de jeunes filles d’Alep, l’accompagnateur de celle-ci fait réciter à chacun séparément les noms de leurs grands-parents, parents, frères et soeurs, tous morts dans une commune de montagne près d’Erzeroum, pour prouver qu’ils font partie de la même famille.

  • 27 Ibid., p. 23.
  • 28 Ibid., p. 24.

13Ce lien étroit entre la mort et la vie fait que Le livre des chuchotementsn’est ni un simple éloge funèbre, ni un Livre des lamentations comme celui de Grégoire de Narek, auquel, d’ailleurs, l’auteur fait plusieurs références et allusions, dont la plus évidente est le titre même de son ouvrage. En effet, chez Vosganian, la frontière entre la vie et la mort est floue et fragile. Ainsi, ses personnages croient que les défunts continuent à vivre dans un autre monde et ils sentent leur présence « là-haut, dans les cieux27 », où ils jouent au ghiouloubahar, « ordonnant à coups de dés le monde, les guerres, la naissance, les miracles et, surtout, le calvaire28 ». De temps en temps, ils descendent même sur terre, pour accueillir les âmes de ceux qui sont prêts à les leur rendre.

  • 29 Ibid., p. 20.

14D’une brèche d’ombre et de lumière, l’auteur transmet un message d’espoir, résumé dans la réponse à la question récurrente que les vieux Arméniens de Focșani se posent, silencieusement, lors de chaque événement sanguinolent qui marque le XXe siècle et qui résonne en contrepoint de leur histoire à eux : Que faire maintenant ? – Continuer à vivre ! Et la vie opère parfois un inversement de signe dans le binôme constitué par le bourreau et la victime. Ainsi, par exemple, le grand-père du narrateur est sauvé de la mort par des Turcs qui, ayant connu sa famille, s’apitoient sur lui. Ils l’abritent dans une grange, le guérissent de son typhus, lui donnent des provisions pour le chemin et le munissent même d’un fez pour ne plus éveiller les soupçons. « Et tu n’as pas jeté ton fez ? lui demandai-je après qu’il m’eut raconté cet épisode […]. – Pourquoi ? me répondit grand-père. Je le tenais de braves gens et, surtout, il me protégeait du soleil. Je l’ai posé sur ma tête et j’ai poursuivi ma marche. Comment saurais-tu ? Je devais vivre29. » À ce portrait du Turc miséricordieux s’en ajoute, quelques paragraphes plus loin, un autre, tout aussi iconoclaste, à savoir celui de l’Arménien qui trahit son propre peuple. Plus précisément, le narrateur rappelle un épisode sombre de l’histoire de la communauté arménienne de Roumanie, qui a eu lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :

  • 30 Ibid., p. 28.

« Quelques Arméniens s’empressèrent, en cette époque de grand marchandage, de passer du côté des vainqueurs. Et l’on ne peut être un vainqueur si l’on n’a pas sous la main des vaincus. C’est ainsi qu’ils se portèrent à la porte de la toute nouvelle ambassade de l’Union soviétique pour y présenter une liste de “collaborateurs” sur laquelle figuraient, immanquablement, les noms de presque toute la fine fleur des intellectuels arméniens de Bucarest. Au point que les Soviétiques sentirent qu’on dépassait la mesure30. »

  • 31 V. Gardon, Le Vanetsi. Une enfance arménienne,Paris, Stock, 2008.
  • 32 F. Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, Paris, Librairie générale française, 1989, trad. de l’allema (…)

15Ces dénonciations fratricides s’arrêtèrent grâce au consul de l’ambassade, qui était lui-même arménien et qui exigea de ses compatriotes qu’ils mettent un point final à leur entreprise parce qu’autrement, ils risquaient d’exterminer toute la communauté. Ainsi, le narrateur suggère qu’une interprétation manichéenne des événements serait impossible et que le couple victime-bourreau doit parfois être remis en question. À la différence de Victor Gardon31, et tout comme Franz Werfel32, Vosganian ne crée pas un univers manichéen. Cela renforce l’idée que le catalyseur de la rédaction du Livre des chuchotements n’est pas la rancune, mais la célébration de la mémoire des victimes du génocide, d’une part, et d’autre part, l’amour de la vie, en dépit des turpitudes et des aléas du sort.

  • 33 V. Vosganian, op. cit.,p. 262.
  • 34 J.-P. Albert, Odeurs de sainteté : la mythologie chrétienne des aromates,Paris, Éditions de l’Éco (…)

16À la représentation romanesque de cet amour de la vie contribuent toutes les odeurs et les couleurs de l’enfance, une des sources de la force de l’ouvrage étant son riche symbolisme chromatique et olfactif. En effet, « dans Le Livre des chuchotements, chaque arôme, chaque couleur, chaque éclair de folie a son mage33 ». Ainsi, les quatre mages – ceux de la lumière, de l’ombre, de l’air et du temps – qui ont accordé au narrateur le pouvoir de coucher par écrit les histoires de son peuple en dévoilent d’autres, dont le nombre semble se multiplier à l’infini. On peut lire dans cette prolifération des mages une allusion intertextuelle au texte arménien sans doute le plus célèbre au monde, à savoir le Livre arménien de l’Enfance du Christ, un évangile apocryphe tardif, qui date du VIe siècle ; il a ceci de particulier qu’il reprend la légende de la caverne des trésors – qui circulait au Moyen Âge, conformément à laquelle Adam aurait déposé dans une caverne les trésors tirés du Paradis lors de sa chute. Or, ce texte apocryphe, tout comme Jean-Pierre Albert le remarque, « accroît sensiblement l’ampleur et la diversité des richesses offertes au Sauveur. Melkon, le roi des Perses, apporte myrrhe, aloès, mousselines, rubans de lin et des “livres écrits et scellés par le doigt de Dieu”. Gaspard, venu des Indes, offre nard, myrrhe, cannelle, cinnamome, encens et “d’autres parfums”. Balthasar enfin apporte d’Arabie or, argent, pierres précieuses, saphirs et perles fines34 ». Si ces dons constituent une offrande à la naissance du Christ, leur extrapolation dans Le Livre des chuchotementsjoue le rôle d’un hommage à la résurrection du peuple arménien après les massacres. Les odeurs qui bercent l’enfance du narrateur, et qui renvoient à la gastronomie, aux habitudes, aux particularités de ce peuple – celle du café, des fruits, de la viande séchée sous le vent, du pastrami, des livres, de la tranquillité – témoignent en effet de la reconstruction identitaire de la population partie en exil, car les Arméniens – de Roumanie, en l’occurrence – réussissent à maintenir leurs traditions.

  • 35 L’expression renvoie au titre de l’ouvrage d’A. Asso,Le Cantique des larmes. Arménie, 1915. Parol (…)

17Enfin, Le livre des chuchotements ne doit donc pas être lu seulement comme un « cantique des larmes35 », mais aussi comme un cantique de joie, d’espérance, de triomphe d’un peuple trois fois millénaire qu’on n’a pas réussi, malgré des essais acharnés, à exterminer, et qui continue à perpétuer son histoire et sa culture, qui, elles, survivent aux massacres. En effet, pour citer l’auteur :

  • 36 V. Vosganian,« Argument », Cartea șoaptelor. Album, București, Editura Ararat, 2009, p. 5, notre (…)

« Le livre des chuchotements ne finit pas à l’intérieur de ses couvertures. Il continuera à exister aussi longtemps que les gens auront peur, aussi longtemps que pour une larme on versera tant de sang qu’on versait autrefois pour un siècle de guerre. Le livre des chuchotements est un livre sur les Arméniens, mais aussi sur les Roumains. Et pas seulement. C’est un livre sur le XXe siècle, avec ses guerres mondiales, avec ses massacres et ses fosses communes, ses idéologies et ses oppressions. Mais pas seulement. Chaque endroit, chaque époque, chaque peuple a son livre des chuchotements à lui. Il se vit, il faut juste qu’on le raconte36. »

NOTES

1 Le gouvernement Brătianu est un conseil de ministres qui ont gouverné la Roumanie entre le 19 janvier 1922 et 29 mars 1926.

2 V. Vosganian, Le Livre des chuchotements, Genève, Éditions des Syrtes, 2013, trad. du roumain par Laure Hinckel et Marily le Nir, p. 42.

3 M. Weinstock, « Le Livre des chuchotements. Varujan Vosganian. Éditions des Syrtes », document consulté en ligne sur [http://sefarad.org/michelineweinstock/michelineweinstock.php/id/8/], le 30 janvier 2015.

4 « Varujan Vosganian, dublu laureat al premiilor revistei spaniole Niram Art », document consulté en ligne sur [http://www.ziare.com/varujan-vosganian/stiri-varujan-vosganian/varujan-vosganian-dublulaureat-al-premiilor-revistei-spaniole-niram-art-1018916], le 30 janvier 2015.

5 A. Shilon, « Cartea șoaptelor, un strigăt al suferinței », document consulté en ligne sur [http://www.romlit.ro/cartea_oaptelor__un_strigt_al_suferinei], le 30 janvier 2015.

6 S. Selian, Schiță istorică a comunităților armene din România, București, Editura Ararat, 1999, p. 20.

7 V. Vosganian, op. cit., p. 64.

8 Ibid., p. 64-65.

9 E. Shafak, Lait noir, Paris, Éditions Phébus, 2009, trad. du turc par Valérie Gay-Aksoy.

10 V. Vosganian, op. cit., p. 192.

11 Loc. cit.

12 Ibid., p. 15.

13 Loc. cit.

14 Ibid., p. 40.

15 Ibid., p. 18.

16 Ibid., p. 219.

17 Ibid., p. 231.

18 Ibid., p. 39.

19 Ibid., p. 122.

20 S. Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2008, trad. de l’anglais par Philippe Blanchard, p. 18.

21 Ibid.

22 V. Vosganian, op. cit., p. 250-251.

23 M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la la Pléiade », 1988-1989, p. 482.

24 L’écrivain d’expression serbo-croate Danilo Kiš (Subotica, 1935-Paris, 1989) considérait quelquesuns de ses livres comme des tombes pour les morts anonymes des camps de travail, notamment Un tombeau pour Boris Davidovitch,Paris, Gallimard, 1979, et L’Encyclopédie des morts, Paris, Gallimard, 1985, trad. par P. Delpech.

25 V. Vosganian, op. cit., p. 23.

26 Ibid., p. 7.

27 Ibid., p. 23.

28 Ibid., p. 24.

29 Ibid., p. 20.

30 Ibid., p. 28.

31 V. Gardon, Le Vanetsi. Une enfance arménienne, Paris, Stock, 2008.

32 F. Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, Paris, Librairie générale française, 1989, trad. de l’allemand par Paule Hofer-Bury.

33 V. Vosganian, op. cit., p. 262.

34 J.-P. Albert, Odeurs de sainteté : la mythologie chrétienne des aromates,Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 73.

35 L’expression renvoie au titre de l’ouvrage d’A. Asso, Le Cantique des larmes. Arménie, 1915. Paroles de rescapés du génocide, Paris, Éditions de la Table ronde, 2005.

36 V. Vosganian, « Argument », Cartea șoaptelor. Album, București, Editura Ararat, 2009, p. 5, notre traduction du roumain.

AUTEUR

Université de Bucarest

© Presses universitaires de Rennes, 2016

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